mercredi 17 février 2010

La malle

«L’appel ne se fait pas de façon innocente. Et c’est à se demander s’il s’agit vraiment d’un appel; lorsqu'on y réfléchit avec une certaine distance, ça ressemble davantage à l’assemblage d’un nombre précis de morceaux qui s’emboîtent à la suite d’un événement tout aussi précis. La clarté se fait. Certains appelleront ça la foi. Difficile de dire si je suis d’accord avec cette affirmation. Difficile de dire si je suis d’accord avec tous ces spécialistes qui observent ça de loin, dans leurs bureaux, dans leurs études, empêtrés dans leurs interprétations et leurs fables.

Je n’ai jamais pu en discuter : je n’ai jamais rencontré personne qui soit atteint du même syndrome. En fait, je ne discute plus. Lorsque j’ai senti tout ça se mettre en place en moi, lorsque j’ai su par le biais d’une révélation qui n’avait rien de divine que la transformation que je craignais allait enfin s’opérer, je me suis enfui. Je me suis éclipsé. Je n’avais nul envie qu'on m'expose sur les pages de quelque mauvais journal…»

-… et la lettre continue comme ça durant deux bonnes pages, conclua l'un.
L'autre resta muet. Ils poursuivirent leur fouille.

Tout l’intérêt que les enquêteurs avaient porté à la lettre s’évapora lorsqu’ils remarquèrent la malle collée contre un mur, au fond du sous sol, près de la chute à charbon. Lorsqu’ils réussirent à l’ouvrir, l’un d’eux avala une seconde fois son déjeuner. L’autre resta béat, ne comprenant pas tout de suite ce dont il s’agissait.

De petits crânes, tout petits, trop petits. Des crânes de nourrissons. Pas encore nés.

dimanche 1 novembre 2009

Elle et lui

Elle avait tout laissé derrière. Emploi, amis, parents, fric. Il fallait revenir en arrière, reculer dans les strates du temps pour aller se débarrasser du gisement de cauchemar qui lui polluait l’âme.
Elle avait repris le chemin du feu. Elle en avait marre de se réveiller au plus creux de la nuit sans se rappeler de quoi que ce soit sinon que d’une seule chose : le gris de l’après-midi, le halètement de son souffle, les coups de pelle, la moiteur de la terre et la hâte d’en finir avec lui.
Elle ne marcha pas longtemps sur les sentiers qui s’égaraient de l’autoroute. Le chemin s’était imprimé en elle; elle le fit par réflexe.
La clôture avait été mâchouillée par les intempéries. Le terrain n’était plus qu’une ridicule clairière au creux d’un bois maintenant anonyme. Des lierres desséchés recouvraient les murs du manoir comme les varices recouvrent un myocarde mort. Elle arpenta le sentier de briques qui faisait le tour de la maison. Elle croisa la statue du faune décapité, toujours debout au centre de sa fontaine tarie. Pas une fois elle n’osa regarder aux fenêtres. Quelque chose grouillait dans l’herbe haute. Serrant les poings, elle pénétra dans l’arrière court. Tout était exactement comme cela fut au terme de l’horrible mois d’août qu’elle avait traversé ici, il y a déjà trop longtemps. Tout était exactement comme cela fut, à l'exception d'un petit détail. Les pierres de l’impluvium avaient bougé. La fosse baillait, grande et surtout, vide. Même la bouche pleine de terre, il avait réussi à s’évader. Elle frémit et tout son monde se lézarda.

vendredi 28 août 2009

En sol protégé

Ce fut comme marcher sur un guêpier : ils se sont réveillés d’un coup, surgissant de partout, emplissant la forêt de leur clameur faite de râles et de sanglots. En quelques jours, notre escadron était dispersé dans les bois, de la merde plein les culottes.
On s’est mis à étudier les craquements que faisaient leurs pas sur le lit de feuilles mortes. Bien exercé, on pouvait savoir à l’oreille combien ils étaient alentours. Mais c’était presque inutile: on n’avait jamais assez de balles dans un chargeur pour tous les abattre. Il fallait être rapide, sournois et savoir se cammoufler. Ils étaient si nombreux qu’on se demandait comment on avait pu ignorer leur présence aussi longtemps. La mission d’éclairage s’était ridiculement travestie en partie de chasse. Et on était les proies.

On les entend gratter contre les murs vermoulus de la vieille grange. Ça ne tiendra plus longtemps. On y repensera à deux fois avant de marcher sur des sols interdits. Interdits parce que sacrés; sacrés parce que protégés. Protégés par quelque chose qui protège vraiment. Qui protège de façon violente et résolue. Qui protège franchement mieux que les murs du monastère ou qu’un talisman sculpté dans le toc.
On les entend gratter contre les murs vermoulus de la vieille grange. Ça ne tiendra plus longtemps…

mercredi 26 août 2009

Promenade

Les sentiers ne m’ont jamais mené aussi profondément dans les bois. Entre les troncs et les branches, j’aperçois le domaine abandonné. Rouillées, tordues et recouvertes de végétation, les barrières n’interdisent plus personne. La forêt a réclamé le sol sacré. Les arbres trempent leurs racines dans la fange bleuâtre. Pas de son sinon la rumeur d’un discret regroupement.
Penchés sur les mares, accroupis sous les saules centenaires, les lépreux attendent, muets, l’œil jaune et craintif. Par réflexe, ils se couvrent le corps de leurs vieilles loques pleines de mites.
J’ai longtemps cherché la raison qui les a poussés aussi profondément dans les bois. À force de réfléchir, je suis venu à différentes conclusions. Il faudrait que je sois moi aussi lépreux pour bien comprendre. Je les compte du regard, m’habituant à la pénombre. Ils sont une vingtaine. Quarante pupilles qui me fixent, se demandant ce que je suis venu faire dans l’antichambre du trépas.